JdR et licences libres
Auteur | Amaury Bouchard <contact@rolis.net> |
Licence | Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions (CC BY-SA 4.0) |
Version | 1.6.3 (2024-01-30) |
Table des matières
1. Licences, licences libres, droit d’auteur et marques déposées
1.3 Les licences de libre diffusion
1.6 Le droit d’auteur et les licences libres
1.7 Les licences libres les plus connues
1.8 Utilisation concrète des licences libres
1.9 Compatibilité entre les licences
2. Les jeux de rôle et les licences libres
2.1 Utilité des licences libres pour les jeux de rôle
2.2 Exemples de JdR à succès sous licence libre
2.2.3 Apocalypse World et les jeux “Powered by the Apocalypse”
2.3 Comment mettre un JdR sous licence libre
2.3.2 Questions à se poser avant de mettre son JdR sous licence libre
2.3.3 Choisir une licence libre pour son JdR
2.3.4 Est-ce une bonne idée d’utiliser la licence OGL ?
2.3.4 Comment verrouiller certaines parties d’un JdR placé sous licence libre ?
2.3.5 Exemples de mise sous licence libre d’un JdR
2.4 Comment utiliser du contenu libre dans son JdR ?
2.4.1 Utiliser du contenu sous licence libre
2.4.2 Utiliser du contenu sous licence de libre diffusion
3. Que s’est-il passé avec la licence OGL ?
3.1 Petit rappel chronologique 2000-2022
3.2 Pourquoi avoir mis D&D sous licence libre ?
3.3 Évolution de l’OGL puis marche arrière
Introduction
Sur le début d’année 2023, il s’est passé deux choses : le monde rôliste a été secoué par l’histoire du changement de licence de Dungeons & Dragons ; et en discutant avec pas mal de monde au FIJ (Festival International des Jeux de Cannes), je me suis rendu compte que les licences libres restent assez inconnues ou méconnues.
De plus, en lisant des articles et en regardant des vidéos, j’ai vu qu’il y avait pas mal de fausses idées et d’incompréhensions qui trainaient autour des licences libres.
Le sujet me tient à cœur, car je publie depuis plusieurs années du contenu rôliste sous licence libre sur mon site Rolis (les scénarios multi-jeux, le catalogue de JdR, le système Unicreon), et accessoirement du logiciel libre depuis plus de 20 ans. Je me suis donc dit qu’il serait bon de mettre par écrit mes connaissances sur le sujet et ma vision des choses.
Avertissement : Je ne suis pas juriste, je me contente de récapituler ma compréhension des choses tout en exprimant des opinions personnelles. Prenez ce que j’écris avec des pincettes, pas pour une vérité absolue.
1. Licences, licences libres, droit d’auteur et marques déposées
1.1 Les licences
Quand on crée une œuvre, par défaut elle est soumise aux règles définies par la loi (droit d’auteur). Ce n’est pas évident pour tout le monde, mais il est possible pour un créateur (autrice, illustrateur, développeuse, compositeur, etc.) de préciser ce qu’il est possible de faire avec sa création.
Ainsi, il est possible de dire « Mon œuvre est gratuite ». Ou « Pour utiliser mon œuvre, vous devez envoyer 5 euros à la Croix-Rouge ». Ou encore « Mon logiciel est fourni tel quel, je n’offre aucune garantie sur son fonctionnement ». On peut tout imaginer.
Un exemple amusant à ce sujet : pour les toutes premières versions de Linux, Linus Torvalds demandait aux utilisateurs de lui envoyer une carte postale. Il était encore étudiant, et c’est l’avalanche de cartes postales provenant de toute la planète qui a fait comprendre à sa famille que ce qu’il faisait n’était pas qu’un petit hobby de geek[1].
Ces instructions qui accompagnent l’œuvre sont sa licence.
Certaines personnes ont formalisé leur(s) licence(s) pour en faciliter la réutilisation par d’autres personnes.
1.2 Les licences libres
Nées de l’informatique, les licences libres se sont répandues car elles sont en phase avec la manière dont les systèmes Unix se sont développés et ont apporté de l’innovation[2].
Le but des licences libres est de donner le pouvoir aux utilisateurs.
À la base, le droit d’auteur classique est là pour protéger exclusivement les intérêts des auteurs, et par conséquent des éditeurs, en verrouillant leur propriété intellectuelle. A contrario, les licences libres permettent aux utilisateurs de se réapproprier une partie du pouvoir. L’idée est de s’assurer que les utilisateurs restent libres d’utiliser le produit comme ils le souhaitent, qu’ils puissent l’adapter à leurs besoins, et qu’ils puissent faire profiter les autres de leurs adaptations.
Tout cela sans crainte de ne plus pouvoir utiliser le produit, par exemple si son éditeur arrêtait sa distribution.
Ainsi, quatre libertés fondamentales ont été définies pour décrire une licence libre :
- la liberté d’utiliser l’œuvre ;
- la liberté de copier l’œuvre ;
- la liberté d’étudier l’œuvre (accès au code source pour un logiciel) ;
- la liberté de modifier l’œuvre et de redistribuer les versions modifiées.
Dans le cas de l’informatique, les libertés de copier et d’utiliser sont évidentes, elles permettent d’utiliser un programme sans contraintes, qu’elles soient financières (payer pour l’utiliser), temporelles (utilisation limitée à une certaine période), géographiques (limitée à un lieu) ou techniques (prix par serveurs ou processeurs).
Les libertés d’étudier et de modifier n’étaient pas nouvelles dans les usages[3], mais l’étaient dans leur formalisation. Elles permettent d’adapter un logiciel à des systèmes pour lesquels il n’avait pas été prévu, corriger ses bogues, ou lui ajouter des fonctionnalités.
On peut ajouter que les licences libres s’assurent que la paternité de l’œuvre est respectée. Ainsi, les versions dérivées doivent toujours citer l’œuvre originale et son auteur, ainsi que sa licence.
On oppose les licences libres aux licences dites “propriétaires” ou “privatives”, qui ne permettent pas la réutilisation des œuvres.
1.3 Les licences de libre diffusion
Au contraire des licences libres, qui sont là pour assurer les libertés des utilisateurs, les licences de libre diffusion offrent aux éditeurs la possibilité d’encadrer la diffusion de leurs œuvres sans relâcher leur contrôle (sur les modifications et les méthodes de distribution).
Pour faire simple, les licences de libre diffusion ne vous donnent que les deux premières libertés (copier l’œuvre et l’utiliser), mais pas les deux autres.
Pour être plus précis, il y a trois cas différents :
- certaines licences de libre diffusion empêchent de modifier l’œuvre et de l’exploiter commercialement (vous avez le droit d’utiliser l’œuvre pour votre propre usage, et de la redistribuer gratuitement telle qu’elle) ;
- d’autres empêchent l’exploitation commerciale (mais vous pouvez modifier l’œuvre et partager gratuitement votre version modifiée) ;
- d’autres enfin empêchent les modifications de l’œuvre (mais vous pouvez exploiter commercialement l’œuvre originale).
Le troisième cas est le plus rare, les éditeurs étant encore plus enclins à verrouiller la monétisation de leur travail qu’à en empêcher les modifications.
Petite précision concernant les licences de libre diffusion Creative Commons (voir plus bas) qui empêchent l’exploitation commerciale : une jurisprudence américaine met en lumière le fait que cela concerne uniquement l’exploitation directe.
Autrement dit, il est possible de proposer un document au téléchargement gratuit sur votre site web (même si votre hébergeur est payé au passage) ; ou encore, il est possible de proposer une version physique du document grâce à un service d’impression à la demande, tant que vous ne faites pas de bénéfice dessus (et quand bien même le service d’impression et le service d’expédition se rémunèrent).
1.4 Le domaine public
Le domaine public désigne :
- les œuvres de l’esprit qui ne sont plus protégées par le droit d’auteur ;
- les savoirs qui ne sont pas protégeables ;
- les brevets arrivés à expiration.
Pour faire simple, les brevets ont une durée de 20 ans avant que tout le monde puisse les utiliser. Certains savoirs comme les formules mathématiques ne sont pas protégeables et appartiennent à tout le monde.
Enfin, pour les œuvres de l’esprit, elles ne sont plus protégées par le droit d’auteur (droits patrimoniaux pour être exact, voir plus bas) une fois passé un certain délai, qui dépend des pays. En France, ce délai est de 70 ans après la mort de l’auteur.
Une fois qu’une œuvre est dans le domaine public, n’importe qui peut l’utiliser (l’éditer pour un livre, la jouer pour une composition musicale, etc.) sans avoir à verser de royalties aux descendants de l’auteur. Il est aussi possible de créer et commercialiser des déclinaisons de l’œuvre[4].
En France, il n’est pas possible de mettre une œuvre dans le domaine public de manière anticipée, contrairement aux États-Unis par exemple.
1.5 Le copyleft
Il existe de nombreuses licences libres différentes, chacune avec ses propres particularités[5]. Mais même sans aller regarder dans les petits détails, il faut séparer les licences libres en deux groupes : les licences à “copyleft” (“gauche d’auteur” en français), et celles sans copyleft.
Petite parenthèse sur le nom “copyleft”. C’est un jeu de mots, qui fonctionne en français comme en anglais : la “gauche d’auteur” prend le contrepied du “droit d’auteur” (“gauche” versus “droite” ; “left” versus “right”). Mais les deux notions ne s'opposent pas ; c’est vraiment juste un jeu de mots, utilisé pour donner un nom à l’idée qui se cache derrière.
La notion de copyleft est particulière. Lorsqu'une œuvre est placée sous une licence libre “à copyleft”, cela veut dire que les versions dérivées doivent être placées sous la même licence que l’œuvre originale.
Cela peut sembler anodin, mais cela a un impact important : toutes les formes de l’œuvre (l’originale et ses dérivées) resteront toujours sous licence libre. Sans cela, une version dérivée pourrait être placée sous n’importe quelle licence, même une licence non libre.
L’intérêt est que si une œuvre dérivée enrichit une œuvre initiale (ajouts, corrections, traductions…), non seulement cette version reste sous licence libre, mais ce qu’elle apporte peut être réimporté dans l’œuvre originale (en citant l’œuvre dérivée et son auteur). Ainsi, l’œuvre dans sa globalité ne peut que s’améliorer avec le temps, encore une fois au bénéfice des utilisateurs.
Certaines personnes reprochent aux licences à copyleft leur aspect viral, qui fait qu’elles contaminent toutes les œuvres dérivées, sans laisser le choix aux contributeurs. Au contraire, d’autres personnes considèrent que les licences sans copyleft ne sont pas de vraies licences libres[6].
L’argument principal en leur faveur est que − dans l’idée de donner le pouvoir aux utilisateurs − le copyleft permet de s’assurer que tous les dérivés d’une œuvre continuent à respecter les quatre libertés fondamentales, et ainsi que le pouvoir reste aux utilisateurs.
Le contre-argument est de dire que l’aspect viral du copyleft freine les contributions et les innovations, en empêchant d’embarquer dans des créations propriétaires des concepts provenant d’œuvres sous copyleft.
On dit souvent que les licences sans copyleft sont “permissives”, au sens qu’elles vous offrent plus de libertés de choix.
1.6 Le droit d’auteur et les licences libres
Comme expliqué au paragraphe 1.1, les licences viennent ajouter des précisions au droit d’auteur, elles ne le remplacent pas. Chaque pays a une législation différente, alors je vais me pencher sur le droit français uniquement.
J’entends souvent dire qu’en France la loi est fortement en faveur des auteurs, ce qui fait que les licences libres ne seraient pas − ou peu − applicables. C’est en très grande partie faux ; je pense que nous aimons nous croire différents des autres[7].
En France, le droit d’auteur entraîne deux types de droits :
- Les droits moraux, qui concernent les intérêts non économiques de l’auteur.
- Les droits patrimoniaux, qui servent à gérer l’exploitation commerciale des œuvres.
Les droits moraux sont inaliénables, perpétuels et imprescriptibles. En résumé, l’auteur de l’œuvre en reste l’auteur, pour toujours et à jamais, et à travers tout l’univers ; il n’est pas possible d’en céder la paternité à quelqu’un d’autre. Il n’est pas non plus possible d’abandonner son œuvre au domaine public ou de la publier sans en être légalement l’auteur.
Dans le détail, les droits moraux sont :
- Paternité : Personne d’autre que l’auteur ne peut revendiquer la paternité de l’œuvre. L’auteur peut choisir de la signer de son nom ou d’un pseudonyme, ou de rester anonyme.
- Divulgation : Seul l’auteur peut choisir de rendre son œuvre publique.
- Intégrité : L’auteur peut s’opposer aux modifications de son œuvre, dans la forme comme dans le fond.
- Retrait et repentir : À tout moment et sans avoir à se justifier, l’auteur peut décider de modifier son œuvre (repentir) ou d’en faire cesser la diffusion (retrait). Si les droits patrimoniaux ont été cédés à des tiers, il faut alors indemniser ces derniers.
Contrairement aux droits moraux, les droits patrimoniaux sont cessibles et limités dans le temps (ils expirent 70 ans après la mort de l’auteur).
Les deux principaux droits patrimoniaux sont :
- Représentation : Le propriétaire de ce droit choisit comment son œuvre est diffusée.
- Reproduction : Le propriétaire choisit comment l’œuvre est matériellement fixée.
Il existe d’autres droits patrimoniaux qui nous intéressent moins ici : suite, destination, adaptation et traduction.
On peut se dire que l’application d’une licence libre à une œuvre est assez similaire à la signature d’un contrat d’exploitation commerciale : les droits moraux ne sont naturellement pas impactés, et l’auteur choisit comment sont gérés les droits patrimoniaux.
Il n’y a donc pas d’incompatibilité, sauf si le texte de la licence était écrit d’une manière qui la rendrait invalide aux yeux de la loi française[8].
On peut noter que le droit moral de retrait permet de retirer une œuvre de la face du monde. Mais si l’auteur avait signé avec des tiers pour qu’ils en fassent l’exploitation commerciale (éditeur, diffuseur, etc.), il est logique qu’il doive les dédommager en contrepartie, car cela entraînera pour eux un manque à gagner voire des pertes d’investissement.
Pour le cas où un auteur veut exercer son droit de retrait sur une œuvre placée sous licence libre, je pense qu’on entre dans une zone grise. Deux visions pourraient s’affronter au tribunal : la licence libre étant gratuite, l’auteur ne serait tenu à aucune indemnisation ; ou au contraire, la licence étant censée donner le pouvoir aux utilisateurs grâce à un accès libre et gratuit à l’œuvre, le préjudice serait alors (théoriquement) infini.
Mais je répète que je ne suis pas juriste…
1.7 Les licences libres les plus connues
Quelques exemples dans le domaine informatique :
- Apache, sans copyleft ; par la Fondation Apache.
- MIT / X11 / Expat, sans copyleft ; par l’Institut de technologie du Massachusetts.
- BSD, sans copyleft ; par l’Université de Californie à Berkeley.
- GNU General Public License (GPL), avec copyleft ; par la Free Software Foundation.
- GNU Lesser General Public License (LGPL), avec copyleft ; par la Free Software Foundation ; pour les bibliothèques de fonctions qui peuvent être liées à du code propriétaire.
Pour les œuvres artistiques :
- GNU Free Documentation License (FDL), avec copyleft ; par la Free Software Foundation ; prévue pour les documentations de programmes informatiques.
- Licence Art Libre (LAL), avec copyleft ; par le collectif Copyleft Attitude et recommandée par la Free Software Foundation ; prévue pour tous types d’œuvres artistiques.
- Open Game License (OGL), avec copyleft ; par Wizards of the Coast ; créée pour le jeu de rôle Dungeons & Dragons 3e édition.
- Creative Commons (CC), licence modulaire avec ou sans copyleft ; par l’association Creative Commons.
Il faut remarquer qu’il n’y a pas qu’une seule licence Creative Commons ; c’est un ensemble de sept licences. Certaines sont des licences libres (avec ou sans copyleft), d’autres sont des licences de libre diffusion. Il faut donc faire attention quand on parle de “licence CC”, parce qu’il peut s’agir d’une licence non libre :
- CC0 : licence qui se veut la plus proche possible du domaine public, en faisant abandonner un maximum de droits (en fonction de la législation locale).
- CC BY (Attribution) : licence libre sans copyleft.
- CC BY-SA (Attribution − Partage dans les mêmes conditions) : licence libre avec copyleft.
- CC BY-ND (Attribution − Pas de modification) : licence non libre (copyleft non applicable), qui empêche la diffusion de versions modifiées de l’œuvre originale.
- CC BY-NC (Attribution − Pas d’utilisation commerciale) : licence non libre sans copyleft, qui empêche l’exploitation commerciale de l’œuvre.
- CC BY-NC-SA (Attribution − Pas d’utilisation commerciale − Partage dans les mêmes conditions) : licence non libre avec copyleft, qui empêche l’exploitation commerciale de l’œuvre et de ses dérivés.
- CC BY-NC-ND (Attribution − Pas d’utilisation commerciale − Pas de modification) : licence non libre (copyleft non applicable), qui empêche l’exploitation commerciale de l’œuvre et empêche la diffusion de versions modifiées.
Il existe un grand nombre de licences libres différentes. Beaucoup d’entre elles sont très similaires, et certaines se sont déclarées caduques au profit des licences Creative Commons (Open Content License, Open Publication License, Design Science License…).
Dans le domaine des jeux de rôle, les licences libres les plus répandues sont l’OGL et les différentes licences Creative Commons.
1.8 Utilisation concrète des licences libres
Tout dépend de la situation de départ et de l’usage que vous souhaitez en faire.
Si vous créez une œuvre originale, et que vous souhaitez la mettre sous licence libre, il suffit d’indiquer cette licence, soit en l’intégrant à l’œuvre elle-même, soit dans une notice qui accompagne l’œuvre (par exemple, pour un document textuel on peut ajouter la licence à l’intérieur, alors que pour une image on placera la licence dans un document associé).
Si vous créez des évolutions de votre propre œuvre, vous pouvez changer la licence des nouvelles versions (avec l’accord des éventuels co-auteurs). Mais dans ce cas, la licence des anciennes versions ne change pas.
Si votre but est de créer une œuvre qui dérive d’une œuvre existante sous licence libre (ou qui en emprunte des éléments), il faut que l’œuvre dérivée respecte la licence de l’œuvre source. La quasi-totalité des licences libres prévoit que les œuvres dérivées doivent citer l’œuvre originale : son nom, le nom de son auteur, sa licence et éventuellement comment on peut se la procurer.
Si l’œuvre originale était placée sous les termes d’une licence à copyleft, l’œuvre dérivée doit elle-même être placée sous la même licence.
Si votre œuvre utilise des éléments provenant de plusieurs œuvres sous licence libre, il faut s’assurer que leurs licences sont compatibles entre elles (voir plus bas), et citer toutes les sources.
Certaines œuvres contiennent des éléments libres et des éléments propriétaires. Par exemple, un texte peut être libre dans sa version brute, mais sa version mise en page et illustrée peut ne pas l’être ; ou le code source d’un jeu vidéo peut être libre, mais pas les images et les musiques avec lesquelles il est distribué. Évidemment, seuls les éléments libres peuvent servir de base à une déclinaison, à une version modifiée, ou être (partiellement ou intégralement) intégrés à une autre œuvre.
Enfin, notez qu’une œuvre peut être placée sous les termes de plusieurs licences à la fois, permettant ainsi aux contributeurs d’utiliser celle qui les arrange. Cela peut être une licence à copyleft et une autre sans copyleft, par exemple.
1.9 Compatibilité entre les licences
La création d’une œuvre comportant des éléments sous diverses licences libres peut être complexe, car toutes les licences ne sont pas compatibles entre elles, elles peuvent contenir des clauses divergentes les unes avec les autres[9].
L’utilisation de contenus placés sous des licences libres sans copyleft ne pose souvent pas de problème, puisque ces licences n’imposent rien concernant la licence des œuvres dérivées. Donc vous pouvez utiliser les œuvres sous CC0 et CC BY sans arrière-pensées, tant que vous vous conformez à leurs contraintes (citations de l’auteur et de l’œuvre pour la CC BY).
Par contre, les licences à copyleft impliquent que l’œuvre dérivée soit sous la même licence que l’œuvre originale. Cela pose souci lorsqu’il y a plusieurs licences (à copyleft) différentes parmi les sources.
Heureusement, les licences CC BY-SA, LAL et GPL sont compatibles. CC BY-SA et LAL sont complètement compatibles, ce qui veut dire qu’il est possible de mettre sous CC BY-SA une œuvre qui dérive d’une source sous LAL, et inversement. La CC BY-SA et la GPL présentent une compatibilité à sens unique (de CC BY-SA vers GPL mais pas l’inverse).
La licence OGL n’est compatible qu’avec elle-même. Pour créer votre œuvre, vous pouvez donc utiliser plusieurs sources sous OGL, ou un mélange d’OGL et de licences sans copyleft (CC0, CC BY), mais pas mélanger de l’OGL avec une autre licence à copyleft (CC BY-SA, LAL ou autre).
1.10 Marques déposées
Le droit des marques permet aux personnes morales ou physiques de déposer des marques commerciales. Une marque est un nom qui est réservé pour l’usage exclusif de son propriétaire, dans une ou plusieurs “classes” (catégories de produits et services).
Il n’y a pas d’incompatibilité directe entre les marques déposées et les licences libres. Une œuvre placée sous licence libre peut très bien avoir son titre qui est une marque déposée, ou contenir des éléments dont les noms ont été déposés, tant que cela ne gêne pas la création d’œuvres dérivées[10].
Il faut donc que les éléments concernés soient clairement identifiés, et qu’il soit possible de les remplacer facilement sans dénaturer l’œuvre.
On pourrait le résumer en citant le titre d’un article écrit par Pamela S. Chestek (avocate principale en propriété intellectuelle pour Red Hat, et conseillère en marques pour les logiciels libres Red Hat, Fedora et JBoss) : You can share my code, but you can't share my brand[11] (en français : “Vous pouvez partager mon code, mais vous ne pouvez pas partager ma marque”).
2. Les jeux de rôle et les licences libres
2.1 Utilité des licences libres pour les jeux de rôle
Mettre un jeu sous licence libre présente plusieurs intérêts. Pour la personne qui l’a créé, voir son jeu être utilisé comme source pour d’autres créations est quelque chose de gratifiant, et dont elle peut tirer fierté et réputation.
Mettre un JdR sous licence libre est surtout un moyen pour (tenter de) fédérer une communauté autour de ce jeu. Avec une licence libre, on autorise officiellement et légalement les traductions, les améliorations, les extensions, les univers, etc. que d’autres personnes pourraient vouloir créer en se basant sur notre jeu.
Pour le dire autrement, sans licence libre, vous avez au mieux une communauté de joueurs ; avec licence libre, vous avez potentiellement une communauté de joueurs et de créateurs. C’est autrement plus puissant.
Pour une création amateur ou en auto-édition, c’est un bon moyen de sortir du lot des très nombreux JdR amateurs et indépendants. Je ne dis pas que c’est un moyen magique qui marche à tous les coups (ça se saurait). Mais sans licence libre, c’est encore plus difficile.
Pour une création professionnelle, on pourrait comprendre que les éditeurs soient frileux. Ils peuvent s’imaginer que toutes les œuvres dérivées seraient un manque à gagner pour eux. Mais il faut regarder la question sous un angle marketing ; plus la communauté autour d’un jeu est grande et dynamique, plus le jeu d’origine sera connu et plus il se vendra.
C’est aussi simple que ça. Vaut-il mieux vendre 500 exemplaires d’un jeu dont on est le seul à capter les bénéfices, ou 5000 exemplaires même si d’autres éditeurs en vendent aussi des déclinaisons ?
2.2 Exemples de JdR à succès sous licence libre
2.2.1 Simulacres
Le premier exemple est Simulacres, qui a été publié par le magazine Casus Belli dans ses hors-séries n°1 (en 1988) et n°10 (en 1994). À l’époque, les licences libres étaient inexistantes en dehors du monde informatique, mais son créateur Pierre Rosenthal souhaitait favoriser l’utilisation de son système de jeu. Il autorisait la réutilisation et la modification des règles de Simulacres par les associations et pour les publications inférieures à 500 exemplaires.
Le résultat a été qu’un écosystème florissant s’est créé autour du jeu. Des éditeurs ont publié des univers pour Simulacres, mais surtout de nombreuses publications amateurs ont été faites par des particuliers et des associations. Des fanzines consacrés à Simulacres sont aussi apparus.
Ce dynamisme, bien porté par le magazine Casus Belli, a bénéficié aux joueurs, qui avaient à leur disposition une gamme pléthorique et bon marché.
2.2.2 Dungeons & Dragons
L’autre exemple majeur est évidemment celui de Dungeons & Dragons. Le premier jeu de rôle de l’histoire, créé dans les années 70 et devenu hégémonique dans les années 80, a connu un fort déclin dans les années 90, au point que son éditeur (la société TSR) a été racheté en 1997 par Wizards of the Coast (éditeur qui avait fait fortune avec le jeu de cartes à collectionner Magic: The Gathering). WotC a été rachetée par le géant Hasbro en 1999, mais semble être restée assez indépendante dans ses choix pendant longtemps.
À ce moment, leur problématique était de trouver un moyen pour faire rebondir une licence qui avait perdu de son aura. Le jeu Advanced Dungeons & Dragons 2nd Edition (AD&D 2) pouvait être perçu comme un vieux truc lourdingue ; la modernité était plutôt incarnée par d’autres éditeurs américains qui proposaient des jeux plus récents.
Ils ont alors choisi de simplifier leur gamme à l’extrême, pour ne proposer plus qu’un seul jeu (Dungeons & Dragons 3rd Edition). Et pour créer de l’engouement autour de ce jeu, ils ont décidé de le placer sous les termes d’une licence libre créée pour l’occasion, l’Open Game License (OGL).
Cela a conduit à un redémarrage en flèche des ventes de D&D. Comme pour Simulacres, le dynamisme des créations autour d’un système de jeu libre a amené du positif pour tout le monde :
- De nombreux éditeurs ont créé des univers de jeu, les vendant à des joueurs qui n’avaient pas besoin d’apprendre de nouvelles règles.
- WotC a pu vendre plus de livres de règles aux nouveaux joueurs intéressés par ces univers.
- Les créateurs amateurs (que TSR avait traînés en justice par le passé) pouvaient désormais créer des jeux et des fictions en utilisant le matériel mis à disposition, en toute légalité.
Les joueurs ont bénéficié d’une offre bien plus vaste que ce qu’aurait pu faire un éditeur seul. Et il y a une réalité : plus le JdR se porte bien, plus D&D se porte bien. Ils ont donc réussi à mettre en place un cercle vertueux, qui bénéficiait à la fois à l’éditeur WotC, aux joueurs, et aux éditeurs tiers qui proposaient du contenu compatible.
2.2.3 Apocalypse World et les jeux “Powered by the Apocalypse”
En 2010 est paru le jeu Apocalypse World, qui a remporté un franc succès (Indie RPG Award 2010, GRoG d’Or 2013). Son système de règles a servi d’inspiration pour un grand nombre de jeux, certains amateurs, d’autres professionnels : Dungeon World, Berlin XVIII, The Spire, Ironsworn…
Tous ces jeux font partie de la mouvance “Powered by the Apocalypse”, pour indiquer qu’ils utilisent les concepts d’Apocalypse World (mais pas directement ses règles, ce n’est pas un système générique). L’univers “PbtA” est très dynamique.
On peut en tirer deux enseignements :
- Des licences restrictives n’auraient pas permis de créer un univers aussi riche et dynamique.
- Sans cet engouement et ce dynamisme, le jeu Apocalypse World ne serait sûrement pas aussi connu aujourd’hui.
Et donc là encore, on voit que les joueurs, l’auteur et l’éditeur en sortent tous gagnants.
2.3 Comment mettre un JdR sous licence libre
2.3.1 Principes de base
Avant tout, il faut bien comprendre que les mécanismes de jeu, les règles mathématiques, les design patterns, ne sont pas protégeables ni brevetables. Mettre un jeu sous licence libre, c’est donner l’autorisation d’en reprendre non seulement les concepts (qui ne sont pas protégeables de toute façon), mais surtout les textes.
Il est possible de mettre l’intégralité d’un JdR sous licence libre, auquel cas tout son contenu sera réutilisable, que ce soit son système de jeu, mais aussi son lore ou background, sa chronologie, ses lieux et personnages…
Souvent, les éditeurs préfèrent mettre sous licence libre uniquement le système de jeu (publié au sein d’un Document de Référence du Système, ou DRS − SRD en anglais), et de garder la description de l’univers sous une licence propriétaire. Dans ce cas, le but est que d’autres éditeurs éditent des univers de jeux en utilisant les mêmes règles, mais qu’ils ne puissent pas éditer des scénarios se déroulant dans l’univers officiel.
2.3.2 Questions à se poser avant de mettre son JdR sous licence libre
La première question à se poser est de savoir si vous souhaitez utiliser un copyleft ou non. C’est important, car cela va avoir un impact fort sur les dynamiques dans la communauté.
Avec un copyleft, vous êtes dans une démarche de construction communautaire, où tout le monde fait profiter tout le monde de ses contributions. Toutes les évolutions qui seront faites sur votre œuvre resteront sous licence libre. Vous pourrez ainsi les réintégrer à votre JdR si cela a du sens (en respectant la licence, donc en citant l’auteur et son œuvre).
Sans copyleft, votre démarche est de semer autour de vous, pour faire fleurir la communauté. Vous ne pouvez pas récupérer les contributions des autres, mais vous pouvez miser sur le fait qu’il y aura plus de contributions (celles des gens qui veulent utiliser votre JdR sans pour autant mettre leur contribution sous licence libre).
Ensuite, il faut définir les éléments que vous souhaitez mettre sous licence libre et ceux que vous voulez rendre propriétaires. Voulez-vous libérer juste le système de jeu, ou bien aussi la description de l’univers, ou carrément le jeu complet ? Voulez-vous proposer un DRS à la mise en page fruste, ou bien voulez-vous aussi libérer la mise en page et les illustrations ?
Il est possible de placer le curseur là où vous le souhaitez. Par exemple, le jeu Ironsworn utilise un mélange de licence libre et de licence de libre diffusion ; l’intégralité de son livre est sous licence CC BY-NC-SA (permettant les contributions désintéressées), alors que son système est regroupé dans un DRS qui est sous licence CC BY (licence libre permissive).
Vous pourriez même imaginer un fonctionnement plus complexe :
- mettre les mécanismes de jeu sous licence libre sans copyleft (pour inciter l’utilisation de votre moteur de jeu) ;
- mettre la description générale de l’univers de jeu sous licence libre avec copyleft (pour qu’il puisse être utilisé commercialement, mais que les ajouts restent réutilisables par la communauté, pour que l’univers s’enrichisse collaborativement) ;
- mettre les personnages importants, les descriptions précises de lieux, la chronologie sous licence de libre diffusion autorisant les modifications mais pas la commercialisation (pour que les contributions bénévoles puissent utiliser ces éléments, sans vous faire de concurrence commerciale pour autant) ;
- la campagne principale, avec ses intrigues spécifiques, sous licence propriétaire (pour sécuriser la monétisation de cette campagne).
Ou même un glissement dans le temps : vos nouveaux contenus pourraient être publiés sous licence propriétaire, pour passer sous licence libre au bout d’un certain temps.
Le tout est de trouver la formule avec laquelle vous vous sentez à l’aise, tout en restant réaliste. Une licence trop restrictive n’encouragera pas l’utilisation de votre jeu, mais il peut être compliqué de monétiser une gamme qui serait intégralement ouverte.
2.3.3 Choisir une licence libre pour son JdR
Si vous voulez utiliser une licence libre sans copyleft, la référence est la Creative Commons Attribution (CC BY)[12]. Cette licence offre les quatre libertés fondamentales. Si quelqu’un utilise les éléments que vous aurez placés sous cette licence, il devra vous citer, citer votre œuvre et citer sa licence.
Si vous voulez choisir une licence avec copyleft, vous avez plus de choix : Licence Art Libre, Creative Commons BY-SA, et OGL.
La Licence Art Libre (LAL) et la Creative Commons Attribution - Partage à l’identique (CC BY-SA) sont assez similaires et ne réservent aucune mauvaise surprise. Les licences Creative Commons sont plus connues de manière générale, mais elles ont le problème d’être multiples et de ne pas être toutes vraiment libres et compatibles entre elles ; cela peut entraîner des confusions.
N’oubliez pas que vous avez la possibilité de mettre votre JdR sous plusieurs licences à la fois, donc il peut très bien être sous LAL et CC BY-SA en même temps. Ou même LAL + CC BY-SA + CC BY.
La licence Open Game License (OGL) a deux spécificités :
- Même si son nom semble dire que c’est une licence libre prévue pour être utilisée de manière générale pour tous les jeux, elle a été écrite par Wizards of the Coast dans le but très spécifique d’ouvrir le contenu de Dungeons & Dragons. Elle peut être utilisée pour d’autres jeux, mais c’est bancal (je vais y revenir plus bas).
- Elle prévoit que les jeux contiennent des parties qui sont sous licence libre (“open game content” en anglais), et d’autres qui correspondent à l’identité du produit (“product identity” en anglais) et qui ne sont pas libres.
Comme je l’ai dit plus haut, cela correspond à la manière dont les licences libres sont souvent utilisées avec les jeux de rôle. Mais même si ça semble être une bonne idée, c’est au final inutile car il est toujours possible de décrire in extenso quelle licence appliquer à chaque partie concernée.
2.3.4 Est-ce une bonne idée d’utiliser la licence OGL ?
Réponse rapide : Non, ce n'est pas une bonne idée. Évitez de l’utiliser autant que possible.
Réponse longue : Contrairement à ce que son nom semble le laisser croire, la licence OGL (Open Game Licence) n’est pas une licence générique prévue pour pouvoir être utilisée pour n’importe quel jeu de rôle. Elle a été créée par Wizards of the Coast, pour répondre à ses besoins spécifiques sur Dungeons & Dragons.
Alors oui, elle a été utilisée par de nombreux jeux qui n’ont aucun lien avec D&D, mais vous devez prendre plusieurs points en considération.
Pour commencer, qu’on le veuille ou non, un jeu sous licence OGL est perçu inconsciemment comme un ayant un lien (même indirect) avec D&D. C’est très mineur, mais ça peut compter.
Ensuite, la licence porte le nom et le copyright de Wizards of the Coast. En soi, c’est un peu gênant. On l’a bien vu récemment, ce genre de situation peut poser problème ; WotC peut être tentée de faire évoluer cette licence d’une manière qui serve ses intérêts, mais pas forcément les vôtres.
La licence OGL fait une distinction claire entre le contenu qui est placé sous licence libre (“Open Game Content”, ou “Contenu de jeu ouvert” en français) et ce qui ne l’est pas (“Product Identity”, ou “Identité du produit” en français).
Si on regarde dans le détail la définition du contenu de jeu ouvert :
« "Open Game Content" means the game mechanic and includes the methods, procedures, processes and routines to the extent such content does not embody the Product Identity and is an enhancement over the prior art and any additional content clearly identified as Open Game Content by the Contributor, and means any work covered by this License, including translations and derivative works under copyright law, but specifically excludes Product Identity »
J’ai souligné un bout de phrase qui a son importance. Il implique que pour pouvoir utiliser le contenu ouvert d’un jeu sous OGL, vous devez l’améliorer. On peut donc dire que l’OGL ne respecte pas la liberté fondamentale de pouvoir modifier l’œuvre comme on le souhaite, ce qui n’en ferait donc pas une véritable licence libre.
Mais surtout, on entre là dans le subjectif et l’à-peu-près. Qui peut dire si une modification constitue une amélioration ou non ? Est-ce qu’il suffit de rajouter une virgule dans tout le texte, pour pouvoir le recopier en entier, ou bien est-ce qu’il faut que chaque phrase ou paragraphe repris ait été amélioré ?
Si on regarde en détail la définition de l’identité du produit :
« "Product Identity" means product and product line names, logos and identifying marks including trade dress; artifacts; creatures characters; stories, storylines, plots, thematic elements, dialogue, incidents, language, artwork, symbols, designs, depictions, likenesses, formats, poses, concepts, themes and graphic, photographic and other visual or audio representations; names and descriptions of characters, spells, enchantments, personalities, teams, personas, likenesses and special abilities; places, locations, environments, creatures, equipment, magical or supernatural abilities or effects, logos, symbols, or graphic designs; and any other trademark or registered trademark »
Ce que cette définition implique, c’est qu’il n’est pas prévu de pouvoir mettre sous licence libre des éléments qui ne font pas partie de la mécanique. Si vous souhaitez partager avec la communauté vos créatures, vos PNJ, votre background, vos intrigues, vos illustrations… passez votre chemin.
Là encore, je pense qu’on peut dire que les libertés fondamentales ne sont pas respectées, et donc que l’OGL ne peut pas être considérée comme une licence libre.
On voit bien que cette licence a été créée en fonction des besoins précis de WotC pour D&D. Leurs besoins ne sont pas ceux de tout le monde. J’aurais préféré qu’ils lui donnent un nom qui reflète la réalité (comme “DnD Public License”), ça aurait été clair ; ils ont fait preuve de mauvaise foi en utilisant un nom aussi générique que “Open Game License”, et cela induit les gens en erreur depuis plus de 20 ans.
L’Electronic Frontier Foundation considère même qu’en acceptant la licence OGL, on peut recopier moins de choses provenant des règles de D&D que si on se basait uniquement sur ce qu’autorise la loi. Car légalement les mécanismes de jeu ne sont pas protégeables, mais pas non plus les descriptions (de sorts par exemple) qui sont écrites de manière simple et factuelle − ce qui peut correspondre à des éléments qui font partie de l’identité du produit.
Pour être positif, on pourrait se dire que c’était une bonne idée de créer une licence qui prévoit nativement qu’il y a des éléments qui sont libres et d’autres qui ne le sont pas. Ça simplifie les choses. Sauf que ça les simplifie trop, et l’OGL ne vous permet pas de définir précisément ce que vous voulez faire.
Par exemple, vous pourriez vouloir utiliser une licence libre sans copyleft pour votre système de jeu, une licence libre avec copyleft pour votre background, et garder vos PNJ sous licence propriétaire. Avec l’OGL ce n’est pas possible. C’est d’autant plus dommage que ce n’est pas compliqué d’utiliser plusieurs licences, il suffit d’indiquer laquelle s’applique à chaque partie de votre œuvre.
Donc ça ne sert à rien de s’enfermer dans le carcan de l’OGL, alors que vous pouvez faire ce que bon vous semble.
Enfin, un nombre conséquent d’auteurs et d’éditeurs collent le texte de l’OGL à la fin de leurs livres de règles, sans prendre la peine de préciser ce qui est de l’identité produit ou pas. Ça peut mener à des surprises, et en matière de propriété intellectuelle, les surprises sont rarement bonnes.
2.3.4 Comment verrouiller certaines parties d’un JdR placé sous licence libre ?
Si on prend l’exemple d’un JdR placé sous une licence libre permissive standard (par exemple la CC BY), le message général de la licence est “Vous pouvez utiliser mon jeu comme vous le souhaitez, tant que vous citez mon nom et celui de mon jeu”.
Si on s’arrête à cela, n’importe qui peut reprendre votre jeu mot pour mot et le commercialiser tel quel. On peut d’ailleurs remarquer qu’il existe des éditeurs qui vendent des livres dont le contenu est la copie d’articles venant de Wikipedia ; et cela en toute légalité, car le contenu de l’encyclopédie en ligne est sous licence libre (FDL et CC BY-SA).
Comme vu précédemment, il est tout à fait possible de lister explicitement les parties du JdR qui sont sous telle ou telle licence. Ainsi, des chapitres qui seraient sous licence propriétaire ou sous licence de libre diffusion ne pourraient pas être utilisés dans un JdR commercialisé par quelqu’un d’autre.
Mais fondamentalement, n’importe quel créateur de jeu peut raisonnablement être dérangé à l’idée qu’on puisse publier quelque chose en utilisant le nom qu’il a donné à son JdR. Encore une fois, si on dit “Vous pouvez utiliser mon jeu comme vous le souhaitez”, ça concerne l’intégralité du texte, y compris le nom du jeu.
Pour éviter de se retrouver dans cette situation, la solution est de déposer le nom du jeu comme marque commerciale (voir section 1.10). Ce faisant, vous pouvez indiquer ce qu’il est possible de faire avec cette marque :
- Soit vous autorisez l’utilisation de la marque
Quelqu’un pourrait commercialiser votre jeu (ou une version dérivée) en utilisant le nom que vous lui avez donné. Cela peut être quelque chose de positif pour votre notoriété et celle de votre jeu, mais vous prenez le risque que cette version alternative soit perçue comme la “vraie” édition. - Soit vous interdisez complètement l’utilisation de la marque
Si quelqu’un veut commercialiser votre jeu (tel quel ou une version dérivée), il devra forcément lui donner un nom différent. - Soit permettre un usage limité
Par exemple, les jeux dérivés pourraient avoir l’obligation de porter un nom différent, mais ils pourraient afficher un logo spécifique que vous mettriez à leur disposition, pour indiquer la filiation avec votre système, et ainsi créer une identité de gamme.
Les noms de lieux et de personnages peuvent aussi être déposés. Les univers de jeu étant moins souvent placés sous licence libre, il y a habituellement moins d’enjeux ; mais dans le cas où l’ensemble d’un jeu serait libre, c’est un bon moyen de contrôler comment il sera utilisé, sans pour autant priver la communauté des libertés fondamentales.
2.3.5 Exemples de mise sous licence libre d’un JdR
Si vous souhaitez mettre votre jeu de rôle sous licence libre, il y a plusieurs moyens pour l’indiquer.
Dans le cas d’une licence Creative Commons, vous pouvez simplement utiliser l’un des logos (disponibles sur le site Creative Commons), en l’insérant dans votre jeu. Cela peut être sur la première page intérieure (qui est souvent la page où sont crédités les auteurs, illustrateurs, relecteurs, etc.), ou sur une page dédiée à la licence, ou encore sur la 4e de couverture.
Le simple fait d’apposer cette image est une indication connue et reconnue.
Toutefois, il peut être préférable de mettre un texte explicite, qui indiquerait ce qu’il est possible de faire ou non avec le jeu. C’est plus compréhensible pour les personnes qui ne reconnaîtraient pas le logo Creative Commons.
Et pour les jeux qui utilisent une licence libre qui n’est pas une licence Creative Commons, il est nécessaire de l’indiquer clairement.
Par exemple, le jeu Bravoure & Infortune porte l’indication suivante :
Autre exemple, celui du jeu 4C System :
Les jeux sous licence OGL se contentent souvent de recopier le texte complet de la licence à la fin de l’ouvrage. Mais là aussi il est possible de mettre un texte explicatif.
Par exemple, le jeu Archmage Engine contient le texte suivant, suivi du texte de la licence OGL :
2.4 Comment utiliser du contenu libre dans son JdR ?
Tout dépend de la licence du contenu en question. C’est elle qui détermine ce qu’il est possible de faire.
2.4.1 Utiliser du contenu sous licence libre
De manière générale, il est en principe possible de réutiliser directement le contenu qui est sous licence libre.
Contrairement à ce que certaines personnes pensent, cela veut dire que vous pouvez reprendre son texte mot pour mot, tant que vous respectez la licence en citant correctement l’auteur, l’œuvre d’origine et sa licence. Eh oui, il est théoriquement possible de créer un JdR qui reprendrait l’intégralité d’un autre JdR (en tout cas ce qu’il met à disposition sous licence libre) ; mais soyons honnêtes, ça n’intéresserait personne.
En tout cas, vous pouvez reprendre les passages qui vous intéressent, c’est le principe même des licences libres. Dans la vraie vie, on a plutôt tendance à créer des jeux ou des extensions qui s’inspirent d’œuvres existantes, sans forcément reprendre des paragraphes complets. Mais, au minimum, il est possible de reprendre les termes employés dans le jeu d’origine, comme par exemple les noms des caractéristiques et des compétences des personnages.
Attention, il vaut mieux éviter de réutiliser des noms qui ont été déposés comme marque commerciale, même s’il n’est pas dit explicitement qu’ils ne sont pas sous licence libre. Si un éditeur a pris la peine de déposer une marque, c’est qu’il y a de grandes chances qu’elle recouvre un élément important pour sa gamme, sur lequel il va capitaliser. Il ne verra pas d’un bon œil votre tentative de vous l’accaparer. Autant éviter les problèmes.
Certains éditeurs, lorsqu’ils placent un système de jeu sous licence libre, proposent un logo spécial que les œuvres dérivées ont le droit d’apposer sur leur couverture pour indiquer la filiation. Il faut alors choisir d’utiliser ce logo ou non, en fonction de l’envie de profiter de la notoriété du système de jeu en question (quitte à apparaître comme un contenu mineur affilié à ce jeu), ou de l’envie de s’en démarquer (pour tenter de créer une marque forte autonome).
Attention aussi à ne pas faire comme certains créateurs et éditeurs, qui ont cru que la licence OGL leur permettait de créer du contenu compatible avec D&D, sans imaginer que leur propre contenu devient à son tour réutilisable par d’autres créateurs. D’où la nécessité de comprendre la notion de copyleft.
2.4.2 Utiliser du contenu sous licence de libre diffusion
L’utilisation de contenus placés sous les termes d’une licence de libre diffusion peut être assez délicate. Suivant la licence concernée, l’usage qu’il est possible de faire du contenu est assez variable.
À une époque, une mauvaise compréhension des licences faisait que certaines personnes pensaient que si un site web utilisait une icône placée sous licence libre à copyleft, l’ensemble du site devait l’être aussi. Et même chose pour une licence empêchant les œuvres dérivées.
Mais comme le précise la documentation Creative Commons, il faut faire une distinction entre l’adaptation d’une œuvre (ou le mélange d’une œuvre avec une autre), et la “collection”. Le premier cas est interdit par les licences qui interdisent les dérivés. Le second cas correspond au fait d’utiliser une œuvre au sein d’une autre, sans la modifier et en lui laissant son autonomie.
Le principe général est qu’il ne faut pas mélanger le “contenu ouvert” (autre terme désignant les contenus sous licence de libre diffusion) avec votre propre contenu ou du contenu sous licence libre. Il faut que chaque contenu soit clairement identifié et délimité.
L’exemple à suivre, c’est celui des jeux vidéo dont le code source est sous licence libre, alors que les éléments artistiques (images, musiques) sont placés sous licence propriétaire ou de libre diffusion. Cela ne pose pas de problème car ces éléments sont clairement séparés du code source ; il est possible de remplacer les éléments graphiques et sonores sans avoir besoin de toucher au code.
De la même manière, il est envisageable d’intégrer à votre JdR des éléments dont la licence ne permet pas de les mixer complètement avec votre contenu, tant qu’ils en sont “extractibles”. Par exemple, il est possible d’illustrer un JdR avec des images sous licence CC BY-ND (licence qui n’autorise pas les dérivés), tant que :
- ces images sont clairement identifiées ;
- que leurs auteurs et leurs licences sont cités ;
- qu’elles ne sont pas modifiées (ne serait-ce que recadrées), et pas mélangées à d’autres éléments pour créer de nouvelles images.
Vous pouvez alors diffuser votre jeu, puisque cela respecte à la fois votre licence, et la licence des images que vous utilisez.
La même logique peut s’appliquer avec des éléments (images ou textes) qui seraient sous licence CC BY-NC-SA ou CC BY-NC-ND, qui n’autorisent pas l’exploitation commerciale. Vous pourriez utiliser ces éléments, tant qu’ils sont identifiés et que leurs licences sont respectées (notamment l’obligation de citation). L’œuvre résultante pourrait être distribuée gratuitement.
Dans tous les cas, ça peut être une bonne idée de prévoir une version “pure” de votre jeu, expurgée de tout élément externe. Cette version peut être sous la licence de votre choix et exploitée commercialement. C’est aussi le but du Document de Référence du Système cité plus haut.
3. Que s’est-il passé avec la licence OGL ?
C’est LE sujet qui a secoué le monde des jeux de rôle en début d’année 2023, et il concerne les licences libres. Même s’il a été traité par la Terre entière, il n’est pas possible de l’éviter.
3.1 Petit rappel chronologique 2000-2022
Comme je l’ai dit plus haut, Wizards of the Coast a placé les règles de D&D sous licence libre pour la sortie de la 3e édition en 2000. Pour cela, ils ont créé la licence OGL, qui est une licence libre avec copyleft qui fait la distinction entre ce qui est libre (“open content”) et ce qui ne l’est pas (“product identity”). En 2003 est publiée l’édition 3.5, qui est une amélioration de la version précédente.
De nombreux éditeurs et amateurs se mirent à créer du contenu compatible avec la licence OGL, apportant un dynamisme impressionnant à l’univers de D&D.
En 2008, WotC publia la 4e édition de D&D. Cette version n’utilise plus la licence OGL, mais la GSL (“Game System License”, on peut voir qu’ils continuent à choisir des noms très génériques pour décrire des licences qui leur sont très spécifiques). Cette licence est bien plus restrictive que l’OGL ; seuls quelques mots et phrases peuvent être utilisés pour faire référence aux règles de D&D, mais le DRS (document de référence du système) ne contient plus de règles complètes. La GSL n’est pas une licence libre.
Cela a eu pour effet qu’il y eut beaucoup moins d’engouement pour D&D 4 que pour les versions précédentes. Seule une poignée d’éditeurs proposèrent du contenu pour D&D 4, et les ventes ne furent pas au rendez-vous.
La 5e édition de D&D fut publiée en 2014, et marqua le retour à la licence OGL. En conséquence, D&D connut un impressionnant succès (avec des ventes en progression de 40-50% d’une année sur l’autre). Un très grand nombre d'éditeurs proposèrent du contenu “Compatible 5E”, participant à la vitalité de cet écosystème.
3.2 Pourquoi avoir mis D&D sous licence libre ?
Cela mérite qu’on s’y arrête un instant. Il est particulièrement intéressant de voir que le mouvement vers les licences libres a été lancé par le premier jeu de rôle.
D’autres jeux ont été placés sous licence libre avant D&D (Fudge en 1995 et Dominion Rules en 1999, par exemple), mais D&D a été la première licence majeure du JdR à sauter le pas de la licence libre. Et quelle licence ! Ce fut un signal vraiment très fort.
Je pense que WotC était dans une situation assez inconfortable. Au fil des ans, TSR avait développé tout un tas de jeux, d’univers, ça partait dans tous les sens. De ce que j’en ai lu (ce n’est pas mon analyse personnelle), toutes ces gammes se cannibalisaient entre elles ; au lieu d’apporter de nouveaux clients (et donc de nouvelles sources de revenus), elles coûtaient cher à maintenir. Il ont donc voulu rationaliser les choses, en fermant tout ce qui était inutile à leurs yeux : les jeux hors D&D (Marvel Super Heroes Adventure Game, Dragonlance: Fifth Age, Alternity, Spellfire…), et même plusieurs univers de jeu pour AD&D (Dark Sun, Planescape, Spelljammer, Birthright…).
Mais j’imagine qu’ils étaient conscients qu’un jeu de rôle aussi prestigieux doit avoir plusieurs gammes, univers, extensions, campagnes… Mais alors, comment faire pour proposer tous ces contenus, sans en supporter tous les coûts ? Comment vendre de pleines palettes du triptyque Livre du Maître, Livre du Joueur et Bestiaire Monstrueux, tout en diminuant les investissements sur les univers de jeu attendus par les joueurs ?
Ils auraient pu établir des contrats de cession de propriété intellectuelle avec d’autres éditeurs, c’est quelque chose de classique. Ce genre de contrat implique un partage des revenus sous une forme ou une autre. Mais plus le partage sera au bénéfice de l’éditeur tiers, plus il y a de chances que ces éditeurs tiers se bousculent au portillon.
Dans ces conditions, si le but est d’intéresser un maximum de partenaires, afin d’avoir un maximum de publications, il n’y a rien de mieux que de dire « Allez-y, c’est gratuit ! ».
Avec plus de 20 ans de recul, ça semble comme une évidence, et c’était visiblement une très bonne idée. Les bénéfices apportés à l’ensemble de l’industrie ont été gigantesques.
Est-ce que ça aurait aussi bien fonctionné si ça avait été fait à un autre moment ? Sûrement, même si le timing était parfait (nouveau propriétaire avec une nouvelle culture, nouvelle version du jeu faisant table rase de la complexité de AD&D, retour au nom D&D plus simple…).
Est-ce que ça aurait aussi bien fonctionné si ça avait été fait par un autre éditeur ? J’en doute, il fallait que ce soit un “gros” − le plus gros − qui se lance. Sinon cela aurait été un pétard mouillé.
3.3 Évolution de l’OGL puis marche arrière
En janvier 2023, la nouvelle version de la licence OGL sur laquelle travaillait Wizards of the Coast a fuité sur internet. Dix fois plus longue que la version existante (la “1.0a”), cette nouvelle version (la “1.1”) ressemblait plus à un contrat commercial destiné aux éditeurs tiers qu’à une licence libre[13].
D’ailleurs, si vous avez lu ce que j’ai écrit juste au-dessus, vous savez que l’OGL n’est déjà pas vraiment une licence libre. Mais là, cette version 1.1 n’essaye même plus de faire semblant.
Parmi tout ce que contient la version 1.1, on peut retenir quelques points :
- Verser 25% de royautés au-dessus de 750 000 $. Rien d’étonnant, souvenez-vous que c’est un contrat commercial, pas une licence libre (oups).
- La version 1.0a devient caduque et la 1.1 la remplace. Vu comment est rédigée la 1.0a, c’est quelque chose qui ne tiendrait pas une seconde face à un juge.
- WotC peut vous empêcher de vendre vos jeux, sans raison. Voilà, comme ça, tu crois que tu peux, mais en fait non (une licence libre, qu’ils disaient). L’excuse est de pouvoir empêcher des jeux irrespectueux, racistes ou autres choses “pas bien”.
- Il est possible d’utiliser le contenu sous licence OGL 1.1 pour créer des contenus amateurs gratuits, tant qu’on parle de jeu de rôle papier (ou PDF statique) uniquement. Pour utiliser D&D sous format numérique (table de jeu virtuelle, vidéo, NFT, ou ne serait qu’une feuille de personnage éditable en ligne), il faut passer à la caisse.
Derrière ce changement, on peut clairement sentir l’influence de Hasbro, qui est plus habitué à vendre des licences de G.I. Joe ou de Mon Petit Poney qu’à laisser ses concurrents utiliser son travail.
Des rumeurs disent que les responsables de Hasbro se seraient rendu compte que D&D et Magic représentaient 70% des revenus du groupe, et que c’est pour cette raison qu’ils se seraient penchés dessus sérieusement (alors que jusque-là ils laissaient WotC plutôt tranquille dans son coin). Mais en même temps, d’autres rumeurs disent que D&D était “sous-monétisé”, donc qu’il rapportait beaucoup moins d’argent que ce qu’il aurait dû.
Si ces deux assertions étaient vraies, ça voudrait dire que les autres licences Hasbro seraient encore plus sous-monétisées, mais passons…
Ce qui est sûr, c’est que Hasbro est actuellement dans une période un peu particulière, puisque l’entreprise licencie 1 000 salariés. On peut imaginer que lorsque vous en arrivez à prendre ce genre de décisions, vous commencez à écouter les financiers plus que les créatifs.
Lesdits financiers qui devaient voir le chiffre d'affaires que Paizo réalise avec Pathfinder comme de l’argent qui aurait dû revenir à leur compagnie.
Bref, tout ça les a amenés à vouloir presser le citron de cette licence comme ils ont l’habitude de le faire avec le reste de leur propriété intellectuelle. Malheureusement, ils ont oublié ce qu’il s’était passé 15 ans plus tôt avec le changement de licence de D&D 4.
Le retour de boomerang a été violent, avec une forte contestation du monde rôliste. Des pétitions ont été signées contre l’OGL 1.1. De nombreux rôlistes ont clamé leur écœurement et leur intention de ne plus jamais jouer à D&D. Des éditeurs de contenus “compatible 5E” annoncent se détourner de la licence OGL.
WotC a vaguement tenté de redresser le tir en annonçant préparer une version 1.2 sur le mode “on vous écoute”. Sauf que face à une nouvelle levée de boucliers, l’entreprise a fini par abdiquer complètement.
3.4 Situation actuelle
On peut imaginer que les financiers se sont fait taper sur les doigts. À force de faire n’importe quoi, ils ont réussi à faire perdre de la valeur à la marque, en accumulant une mauvaise image auprès des consommateurs, tout en offrant une aubaine incroyable à ses concurrents (une rumeur dit que Paizo aurait fait en janvier 2023 l’équivalent de 8 mois de ventes habituelles).
Je le rappelle encore une fois : plus les gens jouent aux jeux de rôle, plus D&D gagne de l’argent. C’est ce qui fait la force de cette licence. Voir les parts de marché des concurrents comme un manque à gagner direct a été un très mauvais calcul. Il ne fallait pas chercher à récupérer leurs parts du gâteau, mais continuer à faire grossir le gâteau avec eux !
Pour montrer leur bonne volonté à la communauté et essayer de réparer les dommages causés, les créatifs de chez Wizards of the Coast ne pouvaient pas simplement revenir en arrière et faire comme si rien ne s’était passé. Ils ont dû aller plus loin que ce qu’ils faisaient avant toute cette histoire : non seulement ils ont annoncé mettre un terme à tous leurs plans visant à créer une nouvelle licence (donc pas d’OGL 1.1, pas d’OGL 1.2, et sûrement jamais d’OGL 2.0), mais en plus ils ont annoncé que le DRS D&D 5.1 allait être placé sous une double licence, en le mettant sous licence Creative Commons en plus de l’OGL 1.0a.
Et pas n’importe quelle licence CC : la Creative Commons Attribution (CC BY), soit l’une des licences libres les plus permissives qui existent aujourd’hui. Il est donc maintenant encore plus facile de réutiliser les règles de D&D que par le passé. Vous pouvez utiliser ce que vous voulez comme vous voulez, et l’intégrer dans votre jeu qui peut être sous une autre licence libre (avec ou sans copyleft) ou sous une licence propriétaire.
Pour Wizards of the Coast, malheureusement, le mal est fait. Il se dit que le nombre d’abonnements à Dnd Beyond a chuté dramatiquement. L’image de marque a été malmenée, l’éditeur étant perçu comme un requin financier.
Et la concurrence s’organise. Paizo a annoncé vouloir créer une nouvelle licence libre nommée “Open RPG Creative License” (“ORC” en abrégé), qui ne serait liée à aucun jeu, n’appartiendrait à aucun éditeur, et qui ne pourrait pas être remise en question. Son premier brouillon a été présenté, pour appel à commentaires.
Chaosium n’a pas attendu sa finalisation pour annoncer la sortie de son système Basic Roleplaying sous cette licence[14]. D’autres éditeurs vont suivre, l’annonce de Paizo liste des noms comme Green Ronin, Kobold Press, Legendary Games, Atlas Games, Monte Cook Game, Pelgrane Press, Rogue Genius Games, Black Book Edition…
De son côté, l’éditeur Free League a annoncé vouloir créer sa propre déclinaison de l’OGL, aboutissant à la Free Tabletop License (qui est propre à leur système Year Zero Engine).
On risque donc d’assister à une fragmentation des licences utilisées dans les jeux de rôle, sûrement plus ou moins libres, et certainement incompatibles entre elles.
De son côté, WotC continue son ouverture pour essayer de réparer les dégâts. Dans son dernier Community Update, on apprend que le DRS 5.1 va être officiellement traduit en français, italien, allemand et espagnol. Mais aussi que les précédents DRS devraient eux aussi passer sous licence Creative Commons. Ce n’est plus un virage, c’est un demi-tour complet !
Espérons que le jeu de rôle dans son ensemble sortira grandi de tout ça.
4. La position de l’association Rolis
4.1 Philosophie générale
Depuis sa création, le site Rolis (puis l’association du même nom, une fois créée) a toujours été clair dans son soutien aux licences libres. Notre but est de promouvoir la pratique des jeux de rôle, et nous sommes convaincus que les licences libres ne peuvent que favoriser cette pratique.
Nous revendiquons le fait que la pratique habituelle du JdR implique de s'inspirer, adapter, transformer des œuvres pour animer des parties de jeu. Le jeu de rôle est protéiforme par nature, et les licences libres offrent un cadre structurel et légal qui s’accorde avec cette nature.
Les licences libres matérialisent aussi le fait que nous sommes des nains sur des épaules de géants. Nous n'oublions pas que nos créations bénéficient du travail créatif de nos prédécesseurs. Il faut considérer comme normal que d'autres puissent se hisser sur nos épaules, et avoir l'humilité de dire que certains d’entre eux deviendront à leur tour des géants sur lesquels nous nous hisserons à notre tour.
4.2 Licences conseillées
4.2.1 Critères de sélection
L’association Rolis a sélectionné plusieurs licences libres pour ses projets, en fonction des critères suivants :
- respecter les quatre libertés fondamentales des licences libres
(sinon ce n’est pas une licence libre) - respecter la définition de l’open source définie par l’Open Source Initiative
(pour s’assurer de la qualité de la licence) - être connues et reconnues par la communauté internationale
(pour éviter les licences de portée nationale, trop confidentielles, en cours d’écriture ou liées à des entreprises/organisations/œuvres dont les besoins sont spécifiques) - être compatibles avec d’autres licences reconnues
(pour faciliter la réutilisation des œuvres) - être compréhensibles et faciles d’emploi
(pour éviter les ambiguïtés et les incompréhensions)
Sélectionner un nombre limité de licences est nécessaire pour lutter contre les effets négatifs de la prolifération des licences.
4.2.2 Pour les jeux de rôle
Dans le cadre des jeux de rôle, l’association Rolis conseille l’emploi de deux licences libres, l’une sans copyleft, l’autre avec :
- La Creative Commons Attribution (CC BY) pour tout ce qui concerne les mécanismes de jeu, afin de favoriser leur utilisation dans un maximum de jeux tiers.
C’est la licence utilisée pour les règles du système Unicreon. - La Creative Commons Attribution − Partage dans les mêmes conditions (CC BY-SA) pour les descriptions d’univers et les scénarios, pour favoriser une création collaborative.
C’est la licence utilisée pour les scénarios multi-jeux.
Les licences CC0 et LAL sont respectivement considérées comme des solutions équivalentes aux deux licences susmentionnées.
4.2.3 Pour les logiciels
Pour les logiciels, nous conseillons deux licences libres, l’une sans copyleft, l’autre avec :
- La licence MIT, pour les bibliothèques et les frameworks qui constituent des bases sur lesquelles d’autres logiciels vont être développés, et à ce titre doivent pouvoir s’interfacer le plus facilement possible avec du code propriétaire.
- La licence GPL, pour le code applicatif qui est mis à disposition de la communauté.
Les licences Apache, BSD et LGPL sont considérées comme étant valables en lieu et place des licences MIT et GPL.
4.3 Licences déconseillées
Les licences de libre diffusion (CC BY-ND, CC BY-NC-SA et CC BY-NC-ND) ne sont pas conseillées car ce ne sont pas des licences libres, et qu’elles peuvent engendrer de mauvaises interprétations quant à l’ouverture réelle d’une œuvre. Toutefois, leur utilisation peut se justifier en fonction de la politique de partage décidée par l’auteur ou l’éditeur d’un jeu.
La licence CC BY-NC est déconseillée, car elle nous semble illogique. Elle empêche l’exploitation commerciale d’une œuvre. Mais étant une licence sans copyleft qui n’interdit pas les œuvres dérivées, elle autorise la création d’œuvres quasiment identiques (la définition d’une œuvre dérivée n’étant pas définie précisément), qui peuvent être placées sous une autre licence, et sont donc commercialisables.
La licence OGL est fortement déconseillée, car ce n’est pas une licence véritablement libre, créée pour les besoins spécifiques de Wizards of the Coast pour D&D, et elle apporte une rigidité inutile.
La licence BRP OGL de Chaosium est vivement déconseillée, car ce n’est pas une licence libre, et ses conditions sont très défavorables pour les créateurs tiers.
L’Open Software License n’est pas conseillée car peu utilisée, peu connue (même si quelques rares logiciels libres d’ampleur l’utilisent) et incompatible avec les principales licences libres logicielles.
Les licences liées à des projets informatiques précis (Eclipse Public License, Mozilla Public License, PHP License, Perl Artistic License, Python Software Foundation License, Ruby License, W3C Software License…), ou provenant de sociétés éditrices de logiciels propriétaires (Apple Public Source License, IBM Public License, IBM Common Public License, Intel Open Source License, Microsoft Public License, Microsoft Reciprocal License…) sont fortement déconseillées, car prévues pour les contextes spécifiques des projets ou des entreprises concernés.
La licence CeCILL est déconseillée car inutilisée en dehors de la France. De plus, elle regroupe plusieurs licences différentes. Il vaut mieux lui préférer les licences GPL, BSD, et LGPL.
La German Free Software License est vivement déconseillée car prévue pour le droit allemand. Elle n’a pas été validée par l’Open Source Initiative.
La licence publique de l’Union européenne (EUPL) est déconseillée car conçue pour les administrations publiques de l’Union européenne et de ses États membres.
La Licence libre du Québec (LiLiQ) est déconseillée car adaptée aux besoins du gouvernement du Québec.
Les licences WTFPL et Unlicense sont déconseillées car très peu utilisées et peu connues. La Free Software Foundation conseille d’utiliser la licence CC0 à leur place.
A. Versions du document
- 1.6.3 (2023-01-30)
- Dans la section “1.5 Le copyleft”, reformulation de la phrase d’introduction.
- Dans la section “1.9 Compatibilité entre les licences”, correction d’une faute.
- Dans la section “2.2.2 Dungeons & Dragons”, reformulation d’une phrase.
- Dans la section “2.4.1 Utiliser du contenu sous licence libre”, deux reformulations mineures.
- Dans la section “3.2 Pourquoi avoir mis D&D sous licence libre ?”, deux reformulations mineures.
- Dans la section “3.4 Situation actuelle”, ajout de précision (année).
- 1.6.2 (2023-04-26)
- Dans la section “3.4 Situation actuelle”, ajout d’un lien vers la Free Tabletop License.
- Dans la section “4.3 Licences déconseillées”, ajout des licences Microsoft Reciprocal License et German Free Software License.
- 1.6.1 (2023-04-24)
- Dans la section “4.3 Licences déconseillées”, ajout de la licence IBM Common Public License et d’un lien vers le préambule de la licence EUPL.
- Dans l’annexe “A. Versions du document”, ajout de liens vers les versions précédentes du document.
- 1.6.0 (2023-04-19)
- Ajout de la section “2.3.5 Exemples de mise sous licence libre d’un JdR”.
- 1.4.0 (2023-04-13)
- Reformulation de texte dans la section “1.7 Les licences libres les plus connues”.
- Ajout d’une traduction dans la section “1.10 Marques déposées”.
- Renommage de la section “2.3.4 Comment protéger certaines parties d’un JdR placé sous licence libre ?” en “2.3.4 Comment verrouiller certaines parties d’un JdR placé sous licence libre ?”.
- Renommage de la section “2.4 Qu’est-il possible de faire à partir d’un JdR sous licence libre ?” en “2.4 Comment utiliser du contenu libre dans son JdR ?”.
- Ajout des sections “2.4.1 Utiliser du contenu sous licence libre” et “2.4.2 Utiliser du contenu sous licence de libre diffusion”.
- Ajout de liens sur la licence ORC dans la section “3.4 Situation actuelle”.
- 1.2.0 (2023-04-02)
- Renommage de la section “1. Les licences et les licences libres” en “1. Licences, licences libres, droit d’auteur et marques déposées”.
- Ajout de la section “1.10 Marques déposées”.
- Ajout de la section “2.3.4 Comment protéger certaines parties d’un JdR placé sous licence libre ?”.
- Ajout d’un paragraphe dans la section “2.4 Qu’est-il possible de faire à partir d’un JdR sous licence libre ?”.
- Ajout de précisions dans la section “4.2.1 Critères de sélection”.
- 1.0.0 (2023-03-26)
Première version publiée.
[1] Cf. biographie de Linus Torvalds Il était une fois Linux
[2] Unix ayant initialement été développé dans un laboratoire de recherche (celui de Bell), l’ouverture et la collaboration − notamment avec les universités − font partie intégrante de son ADN.
[3] Cf. biographie de Richard Stallman Free as in Freedom
[4] Vous avez peut-être remarqué qu’ont été publiés récemment plusieurs romans graphiques basés sur le roman 1984 de George Orwell. Le livre est paru en 1949, et Orwell est décédé en 1950. Son œuvre est donc tombée dans le domaine public en 2020.
[5] Rien que dans le domaine informatique, le site OpenSource.org en recense 116 différentes.
[6] Voir l’article Pourquoi le copyleft ? par le projet GNU
[7] Par exemple, nous avons un ministère de la Culture, et l’imaginaire collectif nous fait penser que c’est une exception mondiale ; certes, les États-Unis d’Amérique n’ont pas d’équivalent, mais de nombreux autres pays en ont un aussi.
[8] Ce qui n’est pas le cas pour les principales licences libres, qui ont été révisées par des juristes internationaux.
[9] Cf. article Wikipedia License compatibility
[10] Richard Stallman, créateur de la Free Software Foundation et du projet GNU, a écrit « It is no problem if the program contains trademarked images and names, and provided that the trademark usage and requirements don’t make it difficult in practice to change the program and publish a modified version. In other words, it has to be easy to find and remove the trademarks, if and when the trademark conditions require this. »
[11] Cf. https://academic.oup.com/jiplp/article-abstract/7/2/126/827569
Voir aussi l’article Trademark Law and Free/Open Source Systems de Carmine Antonio Perri, ainsi que Trademarks in Open Source publié par Google.
[12] En fait, c’est un peu la seule (avec la licence CC0). Contrairement au domaine informatique, il y a peu de licences libres sans copyleft utilisables pour les œuvres artistiques.
[13] Pour en savoir plus, je vous conseille les deux vidéos dans lesquelles Damien Coltice décortique l’OGL 1.1.
[14] Ce qui est assez amusant lorsqu’on sait que Chaosium a longtemps tenté de dissuader toutes les initiatives autour de Cthulhu, alors que les textes de Lovecraft étaient tombés dans le domaine public. Chaosium a aussi décrété que la version OGL de Runequest publiée par Mongoose en 2006 (qui avait alors la licence Runequest) est illégale, et que le jeu OpenCthulhu lui vole sa propriété intellectuelle. Et enfin, Chaosium a créé sa propre licence “BRP Open Game License”, et qui n’est pas une licence libre.